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CENTER FOR DEMOCRACY IN LEBANON


 


 







 
Lundi 05 Juin 2006 | Beyrouth

Feuille de route
Apologie de la liberté d’expression
L'article de Michel HAJJI GEORGIOU
 
Le Liban est le pays du consensus. On ne fait que le répéter, s’en vanter, magnifier ce qui fait notre spécificité. C’est très bien. Mais on ne le répétera jamais assez : quand le consensus devient une fin en soi, et qu’il finit par déboucher sur un culte du compromis flasque et mou, c’est l’ensemble du système politique qui finit par en être émoussé, par perdre ce qui fait son immunité, par aller vers sa propre perte.
Il est certaines questions qui ne supportent aucune forme de compromis. La liberté d’expression se trouve en tête de ces questions. Elle est l’âme du système démocratique. Elle est la valeur ajoutée du Liban dans un monde arabe peuplé de tyrannies et abandonné à la désertification intellectuelle. Céder à un compromis fâcheux pour justifier une violation de cette liberté, ou encore une volonté de la brimer ou de l’interdire, c’est commencer à démonter les valeurs fondamentales de la République, à saper les fondations mêmes de l’édifice sur lequel le système tout entier repose. Les limites de la liberté ne sauraient en effet être ailleurs qu’au niveau de la justice. Et le droit positif se doit d’être toujours plus conforme aux normes supérieures établies par la Déclaration des droits de l’homme et par les pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques.
Ce qui se produit au Liban depuis jeudi soir est inadmissible à tous les niveaux. Qu’un groupe clanique, partisan ou communautaire se soit senti offensé par une émission satirique qui s’en prend à son chef est tout à fait légitime. Sur le plan des sentiments, on peut concevoir que certains caractères soient plus ou moins sensibles à l’humour, plus ou moins sensibles à la critique. Mais cela ne justifie absolument rien, et certainement pas tout ce qui s’est produit par la suite. Que les partisans du Hezbollah réagissent de la manière avec laquelle ils ont réagi constitue une atteinte fondamentale au principe de la liberté d’expression et à l’ensemble des règles sur lesquelles repose le système démocratique. Sans oublier qu’il s’agit d’une atteinte à la paix civile et d’une agression injustifiable contre d’autres collectivités et d’autres individus, qui, de plus, n’ont absolument rien à voir avec l’objet de la colère.
La question n’est pas de savoir si l’émission Basmat Watan a été de bon goût ou de mauvais goût, si l’initiative était heureuse ou non. Politiser cette question, c’est déjà avancer à grands pas sur le chemin qui mène vers la compromission, et vers des formes pernicieuses de totalitarisme, dans la mesure où le totalitarisme commence par la répression de la pensée libre, de quelque nature qu’elle soit. Il faut laisser à l’audimat le soin de juger si l’idée des concepteurs de Basmat Watan était heureuse ou non, et non décider à la place des téléspectateurs si le genre en lui-même doit ou ne doit pas être aboli, comme cela a apparemment été conseillé au ministre de l’Intérieur ! C’est à un risque de baisse de crédibilité et de popularité que la troupe est ainsi confrontée, assumant de ce fait ses responsabilités devant son public. Se prononcer toutefois sur le fait de savoir si oui ou non les humoristes ont commis une erreur de jugement, c’est passer à côté du problème de base, à savoir le caractère sacro-saint de la liberté d’expression, tant qu’elle ne contrevient pas aux lois et à la Constitution. C’est aussi contribuer à enfoncer la porte qui mène aux atteintes à la liberté d’expression.
Si la cible même de la dérision – en l’occurrence l’homme politique, le zaïm Hassan Nasrallah – a été dérangée par le sketch qui a défrayé la chronique, elle aurait pu, tout à fait légitimement, s’en remettre à la justice, qui aurait eu à se prononcer sur l’existence ou non d’un délit. Faute de quoi, les habitants de différents quartiers de Beyrouth et de Aïn el-Remmaneh ont dû supporter les réactions instinctives et totalement inadmissibles des protestataires. Si ces derniers avaient manifesté pacifiquement, leur message aurait été combien plus fort. Il aurait été compris et aurait peut-être servi de soutien à un éventuel recours en justice du Hezbollah contre les comédiens, qu’il soit fondé ou non. Cependant, il leur a fallu faire de la provocation inutile. Il leur a fallu déranger les honnêtes gens pour se défouler. Il leur a fallu s’en prendre aux biens publics et privés, voire même se livrer à des agressions sur certaines personnes. Cela s’appelle rien d’autre que de l’irresponsabilité. La plus rocambolesque des justifications a sans conteste été celle du directeur du CNA, Abdel Hadi Mahfouz, qui mérite mention pour sa logique infaillible : s’il y a eu mobilisation, c’est qu’il y a eu une erreur. En d’autres termes, pour M. Mahfouz, une masse ne peut pas se tromper, elle est toujours dans la justesse et la vérité, même si elle enfreint toutes les règles du monde. Il faut donc songer à punir l’émission criminelle. Brillant.
Par ailleurs, d’où vient cette idée selon laquelle il faudrait abolir un programme satirique, même sous prétexte qu’il se moque d’un homme politique, quel que soit son rang ? Quel effet une idée pareille ferait en France, la France du Bebête Show et des Guignols de l’Info, celle du Canard enchaîné et du Vrai journal de Karl Zéro qui, il y a quelques jours, présentait à l’image Dominique de Villepin en chien de Jacques Chirac, nu et en laisse ? La Sûreté générale française a-t-elle pris l’initiative de convoquer, de son propre chef, Karl Zéro pour un entretien « amical », sous prétexte qu’« il aurait porté atteinte à l’unité nationale ». Cela relève du délire le plus absurde. Mais c’est pourtant le genre de situation à laquelle a été confrontée à partir de jeudi soir Charbel Khalil, le créateur de Basmat Watan. Il aura fallu l’intervention de quelques personnalités encore pleines de bon sens dans la confusion générale, comme Fouad Siniora, Ahmad Fatfat ou Marwan Hamadé, pour mettre un terme à l’outrecuidance d’une Sûreté bien nostalgique dès qu’il s’agit de brimer les libertés.
Sur un tout autre plan, et Walid Joumblatt a très bien fait de le mentionner hier, pourquoi la liberté d’expression devrait-elle s’arrêter, sinon se taire devant les privilèges de certains ? Pourquoi est-il permis de se moquer de tous les zaïms politiques libanais, souvent avec un acharnement manifeste, alors que l’image du Hezbollah et de Hassan Nasrallah doit rester préservée, immaculée, intouchable ? La dérision devient une manière comme une autre, sinon un droit, de sanctionner les responsables, de les critiquer, en s’en prenant à leur image. À moins que l’inviolabilité de l’image de la Résistance soit désormais un principe sacro-saint, matière à privilège. S’il en est ainsi, la démocratie libanaise, l’égalité qu’elle est censée assurer entre les Libanais, et la liberté d’expression ont tous les trois reçu, ces derniers jours, un formidable camouflet, sinon une gifle retentissante.
Mais le plus grave réside probablement dans l’inexcusable mollesse avec laquelle la société politique et la société civile – et tout particulièrement les médias, directement concernés par les événements – ont réagi face aux événements. Que la classe politique puisse faire preuve de compromissions, voire même d’une certaine lâcheté, cela peut être explicable. Mais que la société civile ne réagisse pas avec la fermeté nécessaire pour défendre sa raison d’être, la liberté d’expression, cela est dramatique. Car derrière cette compromission se cache une régression formidable au sein de la société, qui n’a plus désormais l’excuse de l’occupation syrienne pour se murer dans un silence coupable. Nous n’avons pas fait le 14 Mars, nous n’avons pas escaladé les cimes de la liberté pour chuter aussi lourdement, et à nouveau, dans la bêtise et l’obscurantisme.
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